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Article Dans Une Revue EspacesTemps.net Année : 2014

« Les musées urbains de la Shoah comme objets d’enjeux géopolitiques et espaces-temps de l’entre-deux

Dominique Chevalier
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Résumé

Le champ mémoriel occupe, depuis la fin des années 1970, une nouvelle fonction sociale, tant à l'échelle individuelle que collective. Si, dès 1950, le sociologue Maurice Halbwachs explicite la notion de mémoire collective, ce sont finalement les historiens rattachés à la Nouvelle Histoire , qui, à partir des années 70, ont contribué à faire de cet objet un champ de recherche à part entière. En 1978, Pierre Nora définit à son tour la mémoire collective comme « le souvenir ou l'ensemble de souvenirs, conscients ou non, d'une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l'identité de laquelle le sentiment du passé fait partie intégrante » (1978 p. 398), dans l'ouvrage La Nouvelle histoire. Depuis, s'il est communément admis qu'histoire et mémoire entretiennent des relations privilégiées, liaisons à la fois passionnées et conflictuelles, il est plus inhabituel de trouver semblables affinités entre géographie et mémoire. Des travaux commencent néanmoins à baliser cette thématique, au cours de cette période qualifiée de « moment mémoire » par Pierre Nora (1997, p. 4710) : Jean-Luc Piveteau 1 (1995) établit des liens entre mémoire, lieu et territoire ; Christian Grataloup (1996) publie Lieux d'histoire, essai de géohistoire systématique , synthèse impressionnante et complément « spatialisé » des Lieux de mémoire de Pierre Nora (1984-1993), et André Micoud (1998) invente le concept de « hauts lieux » pour évoquer les espaces qui possèdent des propriétés symboliques signifiantes. Les travaux contemporains s'inscrivant dans le champ de la géographie culturelle se réfèrent d'ailleurs volontiers à cette notion de « haut lieu » (Debarbieux 1993, Gentelle 1995). Le haut lieu n'est alors pas tant fragment que concrétion d'espace-temps (Bédard 2002). Mais la mémoire, en tant que nouvelle forme de notre rapport au passé, reste cependant assez marginale dans les travaux des géographes, au regard de ce qui est produit par les historiens. Pourtant, en raison de leur caractère foncièrement polysémique, les mémoires, à court et/ou long terme, collectives et/ou individuelles, liées aux capacités motrices, aux faits et/ou aux émotions, modulent, nourrissent et transforment fortement les espaces dans lesquels elles s'inscrivent et se logent. L'objet « mémoire », en tant que tel, constitue donc aussi, pour reprendre et transformer l'expression de Jean-Pierre Rioux2, « un bon gibier pour les géographes ». Dans le cadre de mon travail d'Habilitation , je me suis précisément intéressée à la mémoire de la Shoah à travers l'édification de musées-mémoriaux dans les métropoles occidentales. Le postulat de départ consistait à comprendre pourquoi et comment, dans nos sociétés où les questions d'identité, de culture, de patrimoine et d'aménagement occupent une place si importante, ces lieux de mémoire généralement façonnés par une alliance de concret, d'idéel et de symbolique se caractérisent comme des objets spatiaux à part entière. Ils constituent en effet d'authentiques lieux, non pas au sens naturaliste, matérialiste et positiviste, mais en tant qu'actants dotés d'une capacité d'actions qui produisent des stratégies discursives, lesquelles combinent des émotions, des valeurs, et des croyances, qui, en retour, génèrent des appartenances et des identités individuelles et/ou collectives. Cette réflexion sur la spatialisation et les effets spatiaux des musées consacrés à la Shoah a débuté à l'automne 2007, lors d'un séminaire3 organisé à Yad Vashem, en Israël. Ce fut un choc, au sens d'émotion intellectuelle. Chocs au pluriel pour être plus claire. Les meurtrissures et blessures de l'histoire avec sa grande Hache 4 y étaient sans aucun doute pour quelque chose, mais l'histoire m'était connue. En revanche, les multiples effets spatiaux, politiques et géopolitiques que ces déchirures impliquaient furent une révélation. La perte de six millions de Juifs, d'une langue et de cultures spécifiques, de racines filiales, familiales tout autant que spatiales se matérialisaient ici par la production d'un espace distinctif, mélange de sacré et de profane, juxtaposition et superposition de plusieurs lieux en un seul emplacement. Au déracinement initial succédait un nouvel enracinement. Entre ces multiples ancrages spatiaux et temporels, la mémoire, polymorphe, circulait. Et les sempiternelles « questions du géographe » qu'on enseigne aux étudiants de première année s'imposaient de manière envahissante concernant cet agencement spatio-mémoriel, cet espace-autre, cette hétérotopie (Foucault 1984) que constituent le musée-mémorial et son complexe : « quoi ? », « qui ? », « où ? », « comment ? », « pourquoi là ? » et « pourquoi pas ailleurs ? ». Déracinement, enracinement et circulation. Des réponses, intuitives, affleuraient. Ce fut le commencement. Il fallait dès lors aller observer ailleurs, en d'autres lieux similaires, si ces questionnements s'appliquaient et si les premières hypothèses se confirmaient. S'intéresser aux musées n'était pas chose nouvelle en géographie. En 1995, au moment précisément où les géographes commencent à travailler, timidement, les liaisons « territoires/mémoires », un numéro entier de la revue Géographie et cultures est consacré au thème « Musées, écomusées et territoires »5. Peu après, signe que la thématique est dans l'air du temps, la géographe Anne Gaugue (1997) soutient une thèse de géographie exclusivement consacrée aux musées africains. Plus récemment, sous la direction de Christian Grataloup, Anne Hertzog (2004a) associe la question des musées à celle des lieux géographiques de mémoire en Picardie, tandis que Christine Chivallon (2006) s'intéresse à la muséographie en lien avec la mémoire aux Antilles françaises. Depuis, l'intérêt accru des géographes pour les questions de patrimoine et de cultures contribue à banaliser leur intérêt pour cet objet, de telle sorte qu'Anne Hertzog (2004b) l'affirme avec enthousiasme dans le titre d'un article : « Quand les géographes visitent les musées, ils y voient des objets… de recherche ». Avant d'entreprendre mes terrains à travers une bonne partie de l'Europe et de l'Amérique du Nord, cet état des lieux de la littérature grise me rassurait car, nonobstant son fil d'Ariane temporel indiscutable, le travail académique que je m'apprêtais à entreprendre s'inscrivait bien dans une réflexion géographique. Je pouvais dès lors m'interroger sur les répercussions spatiales, géographiques et géopolitiques de cette mémoire, devenue — pour le meilleur et pour le pire — la matrice mémorielle à laquelle on se réfère pour analyser des faits passés ou pour poser, au

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Citer

Dominique Chevalier. « Les musées urbains de la Shoah comme objets d’enjeux géopolitiques et espaces-temps de l’entre-deux. EspacesTemps.net, 2014. ⟨hal-01676640⟩
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